Jean-Jacques Deluz
Tout le monde sait que Le Corbusier est venu à plusieurs reprises à Alger. C’est presque un mythe : on pense qu’il a construit ceci ou cela, et même le Guide bleu d’une ancienne édition lui attribue un immeuble quelconque à la jonction du boulevard Mohamed V et du carrefour des facultés. En réalité, il n’a rien construit en Algérie, non pas faute de démarches et d’ambition, mais parce que sa nature conquérante inquiétait les autorités locales. Le petit texte qui suit n’apprendra rien aux spécialistes (je pense en particulier à mon ami Alex Gerber, qui travailla plusieurs années en Algérie et qui fit sa thèse de doctorat en Suisse sur "Le Corbusier et l’Algérie", à J. P. Giordani, qui enseigna l’histoire de l’architecture à l’EPAU et fit également une thèse sur le sujet, etc.) mais, dans son raccourci, il rétablira pour beaucoup la vérité sur l’histoire.
C’est au début des années trente, à l’occasion d’une rencontre sur l’urbanisme organisée par les architectes d’Alger, qu’il débarque, puis revient à plusieurs reprises avec sa valise pleine de projets. Ses conférences enthousiastes, qui stimulent de jeunes architectes acquis à ses doctrines (De Maisonseul, Emery, entre autres) et son projet fracassant d’aménagement d’Alger sont sans doute à l’origine d’une "école corbusiste" algérienne à laquelle se joignirent de bons architectes comme Miquel ou Simounet.
Le projet d’Alger fut baptisé " projet Obus" parce qu’il pulvérisait toutes les idées reçues : le long du littoral, de Saint-Eugène à Maison Carrée (de Bologhine à El-Harrach), dans un geste magistral, Le Corbusier faisait sinuer un immeuble de plus de dix kilomètres, dont la toiture était une autoroute. Cet immeuble était conçu comme un meuble à casiers, chaque casier pouvant être aménagé en logement, avec sa propre façade, au gré de l’occupant ; on pourra même y faire du néo-mauresque,(je cite de mémoire), disait l’architecte. Les rues étroites de la ville coloniale, "où les gens se regardent d’une façade à l’autre et ne voient pas la mer" n’étaient, pour Le Corbusier, qu’un résidu urbain sans intérêt, autant les démolir ; à la place, des milliers de gens en première loge, feraient face à la Méditerranée. Quant à La Casbah, qui fut une découverte, voire même une révélation pour l’architecte, la route la survolait pour ne pas y toucher. On comprend la panique des notables. Démolir une partie de la ville coloniale, survoler La Casbah, investir d’un coup sur un ouvrage faramineux, paraissait (je dirais même : était) une véritable folie.
Je crois que Le Corbusier lui-même ne croyait pas sa réalisation possible ; c’était plutôt un geste doctrinal, une démonstration futuriste, une grande idée de ce qu’on appelle "une prise de site" qui, d’ailleurs, fit des émules dans le monde, de l’Italie à l’Amérique du Sud. L’absurdité était sans doute de le faire sur un territoire déjà urbanisé.
Paradoxalement, l’acquis le plus positif de ses voyages algériens fut la découverte de La Casbah et celle de la vallée du M’zab ; c’est en marchant dans la médina d’Alger qu’il réalisa à quel point l’architecture n’était pas un "spectacle" mais une organisation dynamique d’espaces et de volumes ; " l’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied : c’est en marchant, en se déplaçant, que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe…", ou : "Tout est encore debout dans La Casbah d’Alger engorgée ; tous les éléments d’une architecture infiniment sensible aux besoins et aux goûts de l’homme. La ville européenne peut tirer un enseignement décisif, non qu’il s’agisse d’ânonner un glossaire d’ornements arabes, mais bien de discerner l’essence même d’une architecture et d’un urbanisme. D’autres problèmes sont alors posés, se référant à des coutumes différentes et devant satisfaire à d’autres besoins. Une base fondamentale est commune : le soleil d’Alger…" Il écrivit de nombreux textes sur La Casbah, qui sont parmi les meilleurs et les plus sensibles qui lui aient été consacrés. (Pour la petite histoire, rappelons qu’il fut agressé rue Sidi Abdellah par deux voyous qui, pour lui voler quelques francs, lui laissèrent toute sa vie des séquelles du coup qu’il reçut sur la nuque). Son influence sur la redécouverte des architectures dites traditionnelles, qui a par la suite remis en cause tout le concept académique du "monument historique" et celui de la composition classique des maisons et des palais, a été importante, d’autant que la plupart des architectes "modernes" étaient tournés uniquement vers les techniques du futur. C’est là un des aspects les plus intéressants de Le Corbusier : le sens de la contradiction, la vision culturelle, au-delà de ses propres dogmatismes. Les visites au M’zab, qu’il survola dans le petit avion de Durafour avant de s’y promener, confirma et enrichit sa vision sur l’architecture vernaculaire.
Le Corbusier revint à Alger en 1942 et, sous l’influence de ses amis, fit partie de la commission chargée de rédiger un nouveau plan d’aménagement. A cette occasion, il présenta une variante assagie de son étude du centre de la ville ; au départ (dans les années 1930), il avait situé le gratte-ciel d’affaires sur la pointe de la Marine, commandant un espace de jardins où n’étaient conservés que les bâtiments à valeur historique. Dans le nouveau projet, il transporta l’immeuble sur le bastion de la Grande-Poste ; il dissocia clairement le quartier de la Marine et de la place des Martyrs, en tant que centre de la vie culturelle musulmane, et le bastion de la Poste, en tant que centre des affaires. On peut se demander si la démarche n’avait pas un caractère ségrégatif en accentuant le dualisme colonial commun à toutes les villes d’Algérie. Ses projets n’aboutirent pas. La période était mauvaise, il avait tenté de s’appuyer sur le régime de Vichy (qu’il quitta peu après en les traitant de crétins), mais la libération était proche et il fut mis à l’écart.
Pendant toute cette période (1930 – 1942), il produisit plusieurs projets : le projet Durand sur le plateau d’Ouchaya (où l’on dit qu’il dessina le club de tennis qui, en réalité, fut construit par l’architecte local Tombarel), une maison à Cherchell, un plan d’urbanisme à Nemours (dans l’ouest algérien) où il laissa Emery exploiter sans imagination les principes de la ville radieuse.
Ce que voulait Le Corbusier, c’était à la fois démontrer et bâtir. On peut regretter de ne pas avoir en Algérie de témoin tangible de son œuvre parce que son talent était immense, quelles que soient les impasses doctrinaires dans lesquelles il conduisit ses "disciples" et quelles que soient ses ambiguïtés politiques. Il était toujours à la recherche d’un pouvoir fort qui imposerait ses vues. Il ne le trouva pas à Alger, mais, plus tard, rencontra Nehru et réalisa, au sommet de sa maturité, les beaux bâtiments de Chandigarh.
En 1957, Gérald Hanning, qui dirigeait l’Agence du Plan d’Alger, proposa de reprendre le projet de la Marine en y intégrant le building de Le Corbusier (à l’agence duquel il avait travaillé précédemment), mais en l’accompagnant d’un tissu urbain et commercial dense, faisant continuité avec la médina. En 1963 (sauf erreur), avec C. E. Bachofen qui dirigeait l’Atelier d’urbanisme de la wilaya, nous ressortîmes encore une fois le projet des tiroirs pour contrer celui de l’hôtel Aurassi qui, sur le plan du site d’Alger, allait être une verrue disproportionnée (même après que, pour des raisons de fondations, l’architecte Moretti ait réduit sa hauteur de moitié). Pour appuyer nos arguments, nous avions organisé, rue Pasteur, une exposition sur l’œuvre de Le Corbusier.
Parmi les oeuvres marquées par son influence à Alger, ce sont évidemment l’Aérohabitat (architecte principal Miquel) qui reprend certains principes de l’"unité d’habitation" en y ajoutant l’implantation remarquable dans le site, l’utilisation du dénivelé pour créer la galerie commerciale entre le niveau 0 amont et le niveau 0 aval ; et Djenane el Hassane (architecte Simounet) dont l’inspiration plastique, les voûtes étagées dans une pente abrupte, viennent des projets "Roc et Rob" que Le Corbusier imagina sur un versant montagneux du Midi de la France, ainsi que les nombreux projets d’Emery, réalisés avec le soin et le sérieux d’un émigré suisse : je laisse aux chercheurs le soin d’en dresser l’inventaire.
Source : Editions Les Débats