A propos des tours
Depuis Manhattan, et sa pépinière de gratte-ciel, la tour est devenue un symbole de modernité. Le Corbusier (« quand les cathédrales étaient blanches ») arrivant à New York, s’enthousiasmait, les trouvant toutefois trop petites.
Les villes américaines, puis quelques villes européennes, et aujourd’hui les grandes métropoles du monde entier, s’enorgueillissent de leurs tours, isolées ou groupées dans leurs centres.
Majoritairement consacrées aux locaux d’affaires, parfois à l’habitat, elles représentent l’opulence, bien qu’il arrive, notamment dans le cas des tours d’habitation économique, qu’elles se dégradent et finissent dans la démolition. Aujourd’hui, les villes orientales, Shanghaï, Hong Kong, les capitales du Moyen-Orient comme Dubaï, fascinent par leurs silhouettes présomptueuses. Mais de quelle modernité s’agit-il ? Leur concentration, leur prétention (aller toujours plus haut), leur technologie de plus en plus audacieuse, sont-elles autre chose que l’expression d’un pouvoir répressif, à la fois mondial et totalitaire, de la sphère financière ? Représentent-elles autre chose que le besoin de rassembler les structures dominantes de cette sphère pour mieux régner ? Mondialisation, pouvoir des affaires, asservissant non seulement les peuples, mais aussi les pouvoirs politiques, sont sans doute l’aboutissement de toute l’évolution de la société occidentale du vingtième siècle (il faut lire le roman de J.G. Ballard, IGH, qui imagine la fin de ce gigantisme où la tour crève de sa démesure).
Or, au début du vingt et unième siècle, des questions dramatiques se posent à tous les niveaux : le monde des affaires est une apparente abstraction camouflant les réalités concrètes des ventes d’armes, du développement des modes de transport polluants, du nucléaire, et les menaces concomitantes des changements climatiques mettant à proche échéance, selon les scientifiques les plus sérieux, l’humanité en danger.
On est donc en droit de se demander, dans un pays qui a, pour le moment, relativement échappé à cette forfaiture, s’il faut souscrire à cette mode — qui est plus qu’une mode, plutôt un système à la fois symbolique et spéculatif.
Le problème a aujourd’hui deux aspects.
Le premier est celui de la tour d’habitation pour le grand nombre, qui se répand depuis quelques années dans la périphérie d’Alger. La norme a été fixée : quinze étages. Dominant les bâtiments collectifs de cinq étages que les entreprises avaient imposés au paysage depuis près de trente ans, les tours apparaissent aujourd’hui dans tous les horizons de la ville. Elles sont toutes neuves, toutes propres encore, et, peut-être, les nouveaux habitants sont-ils contents d’être aux étages supérieurs avec vue imprenable. Mais est-on sûr du comportement de ces blocs dans le temps : malgré toutes les garanties avancées par les constructeurs, les ascenseurs marcheraient-ils sans arrêt ? Les habitants paieront-ils leurs charges et les gestionnaires utiliseront-ils l’argent versé aux fins d’entretien ? Les vide-ordures fonctionneront-ils sans risques sur l’hygiène ? Sociologiquement, comment s’établiront les rapports entre l’occupant du haut et l’activité du sol, l’attache au sol étant encore très ancrée dans les comportements ? Par exemple, les enfants (qui n’auront peut-être pas le droit d’utiliser seuls les ascenseurs, mais qui aiment naviguer entre le logement et le dehors, où ils retrouvent leurs jeux et leurs copains) ne vont-ils pas être frustrés de leurs activités habituelles ? Autant de questions qu’il me paraît utile de poser, chacune impliquant des cohérences qui pourraient bien, à plus long terme, devenir dramatiques. (On m’a souvent cité l’exemple réel de l’homme âgé du douzième étage qui n’est plus jamais sorti de son logement).
Ceci est un aspect de la question. Un deuxième aspect, sur lequel nous reviendrons plus loin, est celui de la crédibilité urbaine des tours. Quel rôle jouent-elles dans le tissu de la ville, quelles sont ses justifications ?
Le premier argument avancé par leurs promoteurs est celui de la densification : le sol urbain étant rare et précieux, on l’économise en gagnant sur la hauteur du bâti. L’analyse montre rapidement qu’il s’agit d’un leurre : quelle que soit la hauteur du bloc de logements, chacun doit bénéficier de services extérieurs à ce bloc de même nature et de même qualité ; une école prendra autant de surface pour les enfants d’une tour que pour ceux d’un lotissement ; un parking groupera autant de voitures pour les uns et les autres ; on dira que les parkings peuvent être rassemblés sur plusieurs étages ou construits en sous-sol, mais l’investissement nécessaire grève lourdement le prix du logement.
En définitive, la seule économie est celle de la surface bâtie, qui se chiffre, pour une densité raisonnable, équipements et voirie compris, aux environs de 50 logements à l’hectare, à un gain de 10 %, et ces 10 % sont loin de compenser le gaspillage du terrain urbanisable résultant des opportunités foncières et des résidus qui s’en suivent. On peut donc se demander, si dans les plateaux d’une balance, on mettait d’un côté ce gain de surface et de l’autre les inconvénients ou les dangers de la tour — bien qu’il s’agisse de critères non compatibles — de quel côté pencherait la balance.
Un autre aspect de la question est celui de l’intérêt urbain de ces tours : où faut-il les implanter, quel rôle jouent-elles dans le tissu de la ville, s’intègrent-elles dans une optique cohérente du paysage, de la silhouette, de la position dans le quartier ? Vu sous cet angle, c’est une nouvelle déception : les terrains choisis, comme on l’a déjà noté, sont seulement le résultat de l’opportunité foncière, les tours sont parachutées n’importe où, et la figure de la ville (son "sky line", selon l’expression anglaise) n’entre jamais en ligne de compte.
Mais si l’on peut discuter du bien-fondé de la tour en tant que composante du tissu d’habitat, un autre type d’immeubles de grande hauteur menace la ville. Il s’agit du building, dont nous parlions dans l’introduction. Inconscients du tournant civilisationnel dans lequel nous nous trouvons entre les deux siècles, les tenants des pouvoirs politiques se concurrencent pour avoir les métropoles les plus impressionnantes. Un mythe se forge sur le thème des nouvelles technologies, de la symbolique de puissance et de croissance, et se traduit par la concentration et l’émergence, dans les pôles urbains, d’énormes tours aux parois de verre, entièrement climatisées, entièrement mécanisées, fourmilières réduisant l’être humain au stade du robot. Dans l’esprit de tous ceux qui se cachent l’avenir, du politicien à l’architecte, l’apogée d’une nouvelle esthétique de la ville se trouve là.
Nous sommes aujourd’hui en danger de voir, probablement avec l’aide de capitaux spéculatifs étrangers, Alger prendre cette direction, et s’enlaidir, de la Casbah à El-Harrach, de ces nouveaux totems.
Faut-il choisir le prestige et la puissance avec à la clé une crise de société inévitable, ou le développement durable (le vrai, pas celui du discours formel) et du bien-vivre de l’habitant ?
Dans la confrontation mondiale des sphères de la richesse et de la pauvreté, l’équilibre entre le développement des uns et l’émergence économique des autres doit se trouver dans une action concertée (que je crains illusoire tant que des signes plus tangibles de catastrophes n’ébranleront pas l’égoïsme des plus riches), impliquant le recul de la croissance des premiers et la croissance intelligente des seconds.
Rien n’empêcherait que, à ce point de vue, un pays émergent comme l’Algérie se place à l’avant-garde.